Le bahut



Le " bahut" ( ou "Au Lycéé … d’avant les réformes")


                     Classe de 5ème classique A1

            Année scolaire 1954-55, 8 heures : une moitié des élèves du lycée est rassemblée dans le bas de la grande cour en pente de ce lycée qui n'a pas encore de nom, l'autre moitié est rangée en haut, en partie sous une verrière disparue aujourd'hui. Chaque classe attend devant le numéro de la salle où elle a cours, que les professeurs sortent de leur salle située à côté de la cloche qui vient d'être sonnée énergiquement par la ''pipelette'' aux cheveux violets (ou sa fille qui a les mêmes). Les professeurs viennent chercher leurs classes qui s'engouffrent une à une en bavardant bruyamment dans le couloir du rez-de-chaussée. La dernière classe se met en marche elle aussi, mais sans professeur, et elle s'avance en silence, concentrée, voire recueillie, jusqu'à sa salle de cours située presque au bout du couloir. Toujours seuls les élèves entrent, gagnent leur place et restent debout. Peu après ils entendent, venant de l'autre bout du couloir désert et silencieux maintenant, un bruit de pas, plutôt lents, et accompagnés de sons qui ne sont pas ceux des pieds, jusqu'au moment où apparaît dans l'encadrement de la porte un homme en costume gris, appuyé sur deux cannes, qui marque un temps d'arrêt,  jette un coup d’œil circulaire dans la salle avant de dire ''assis''. Ce qu'ils font en maniant les chaises avec délicatesse. Cet homme est Monsieur Audegond, Marcel Audegond, professeur de latin et de français en cinquième classique A1 et A2 … (ce qui étant donné le nombre d'heures de cours attribué à ces matières à l'époque, suffisait à établir son nombre d'heures hebdomadaire).
             En raison de sa maladie il marchait lentement, à l'aide de cannes et avant le premier cours du matin il n'allait pas rejoindre ses collègues en salle des professeurs, laquelle se trouvait en haut de la cour. Il arrivait par le grand portail du bas et gagnait sa salle par le chemin le plus court. Souvent il nous indiquait d'un ''signe de canne'' d'avancer, mais si nous ne le voyions pas nous avions la consigne d'avancer sans l'attendre. Ce que nous faisions dès que toutes les autres classes étaient parties, aussi calmes que s'il avait été là. Lorsque notre cours avait lieu après la récréation il venait nous chercher comme ses collègues … et c'est alors qu'avait lieu le ''dressage''qui faisait de nous la classe la plus sage durant ce trajet.
            Après l'ordre ''assis'', toujours en appui sur ses cannes M. Audegond franchit l'estrade, accroche ses deux cannes à la rainure du tableau et s’assoit. Ce rituel varie  simplement selon la saison, de l'enlèvement d'une écharpe, d'un manteau et d'un chapeau. Il ne quittera pas cette position avant la fin des deux heures de cours que nous avons avec lui. Le cours de latin commence par la récitation de la leçon de grammaire latine, extraite du manuel Cayrou. Le suspens est insoutenable lorsque l'on voit le regard du maître s'approcher de l'endroit ou nous estimons que notre nom se trouve dans la liste du cahier de notes : l'élève désigné se lève et récite la leçon, qu'il faut bien sûr connaître par cœur. Si la ''victime du sort'' a un trou de mémoire, il ne faut pas compter sur les souffleurs. Monsieur Audegond attend  que l'inspiration revienne au malheureux en pianotant sur son bureau. Il lui arrive parfois de sortir son journal et d'en lire un extrait : on entendrait une mouche voler. Si l'élève interrogé ne redémarre pas, le verdict tombe inexorable : zéro, même si la panne a eu lieu quelques lignes avant la fin d'une leçon qui comportait parfois plusieurs pages.     
            Ensuite le maître commence à nous dispenser son enseignement :  inutile de le préciser,  les élèves  sont  attentifs, car l'inattention coûte cher, tout comme la chute d'un crayon qui perturberait le bon déroulement du cours. On ne s'ennuie pas, la voix qui sort de ce corps diminué par la maladie est puissante sans forcer et captive l'auditoire. Les gamins que nous sommes ignorent pour la plupart que c'est la voix d'un tribun qui haranguait les masses populaires sans micro lors des mouvement sociaux d'avant la guerre.   Mais l'orateur n'aime pas être interrompu : si l'un d'entre nous veut se moucher, il manifeste ce besoin en agitant son mouchoir en l'air. M. Audegond fait alors une courte pause pour laisser retentir la ''trompe narine'' comme il aime  baptiser notre appendice nasal. Dès que l'opération est terminée il reprend  où il en était resté. Quand la cloche annonce la fin du cours nous envions ceux qui vont bénéficier d'un interclasse de 5 minutes, car pour les cinquièmes classiques pas question de souffler, ils enchaînent les deux heures de cours dans la foulée. Inutile de préciser qu'il vaut mieux prendre certaines précautions : heureusement c'est un âge où on a (encore) une bonne vessie. Au bout de deux heures nous sortons pour la récréation ou pour aller manger, en silence bien sûr et en nous demandant comment nous allons trouver le temps de venir à bout de la quantité de travail qui vient encore de nous tomber dessus. Une question que nous nous posons souvent aussi, c'est de savoir à quoi les élèves des sections ''modernes'' peuvent bien passer leur temps, car le latin nous donne tellement de boulot que lorsque nous en avons terminé avec cette matière nous avons l'impression d'avoir quasiment fini.
            Au dessus de la tête de M. Audegond une carte de l'empire romain est accrochée au mur, je suis bien placé pour la regarder car je suis assis au premier rang, tout contre le bureau. Un jour où mon regard  s'attarde un peu trop sur cette carte en rêvassant à je ne sais trop quoi, le professeur saisit discrètement sa canne et d'un seul coup m'en passe le bout arrondi autour du cou, me soulève de ma chaise jusqu'à ce nos nez soient très proches l'un de l'autre et me dit en désignant ses yeux de sa main libre ''C'est ici que ça se passe ! '' Je crois que je ne l'ai plus jamais quitté du regard durant le restant de l'année.
            Au printemps M. Audegond organise une excursion en autocar : je n'ai pas osé parler à mes parents de ce voyage, car la baisse de mes résultat aux deux derniers trimestres de sixième a entraîné une forte diminution de ma bourse des Mines (voir ''Le salaire de la note'' bulletin 2011) et je pense que ce n'est pas le moment de solliciter une dépense supplémentaire . Mes résultats se sont améliorés en cinquième mais la bourse ne sera réévaluée que pour la prochaine année scolaire. A la fin d'un cours M. Audegond  me dit de rester car il a à me parler. Je ne suis pas rassuré du tout, car d'autres élèves avaient eu déjà des entretiens à la fin d'un cours, et cela  n'avait jamais été pour des félicitations en privé. En fait il me fait part de son étonnement de constater que je suis le seul à ne pas être inscrit à ce voyage et me demande pourquoi. Je le lui explique, un peu gêné bien sûr, et la ''sentence'' retentit alors sur un ton qui n'admet pas de réplique ''Tu viendras quand même, c'est moi qui te l'offre, j'enverrai un mot à tes parents''. Ce qui fut fait, et personne dans la classe n 'a jamais rien su.
            Lors d'une récente émission de télévision au cours de laquelle il fut question de l'école, l'animateur  demanda à une personnalité du monde du  spectacle si elle avait souvenir d'avoir été marquée par un enseignant : je me suis alors posé la même question et j'ai réalisé  que j'avais eu la chance d'avoir été marqué par plusieurs enseignants. Mais lors des   retrouvailles  en 2010 de notre promo 58-59, j'ai constaté que nous avions beaucoup parlé de celui qui nous avait terrorisés pendant un an, et avec qui nous avons tant appris, la grammaire latine bien sûr, mais aussi le respect, l'obéissance et la discipline (la discipline du service militaire m'a parfois paru plus douce que celle là) et j'ai surtout remarqué que nous en parlions finalement avec ferveur, voire avec une certaine tendresse, d'où cet hommage posthume  bien mérité il me semble.
            Et pourtant : comment réagiraient les élèves  et les parents de l'époque actuelle devant un régime comme celui que nous imposait ce maître aussi sévère que juste, mais qui nous a certainement rendus plus aptes à affronter la vie ?

Remarque : L’auteur de ces lignes ne figure pas sur la photo, il était en 5ème A2 dont il n’a pas pu retrouver la photo. La fusion des "rescapés" de 5ème A1 et 5ème A2 (non-redoublants et non-renvoyés) permettait l’année suivante de faire une unique 4ème classique.