Jean-Marie apporte ici
aux deux fils de son frère décédé
récemment quelques éléments de l’histoire de leur famille
paternelle, difficiles à imaginer pour eux sous le ciel d’Aix en
Provence.
Mes chers neveux,
Mon grand-père Elysée est
mort de la silicose quand j'avais un an. Il n'est peut-être pas superflu
que je vous donne quelques informations sur cette terrible maladie.
L'abattage du charbon
produisait beaucoup de poussière dans laquelle il y avait entre autres de la
silice qui se fixait dans les poumons. Les liquides organiques auxquels elle se
mélangeait alors transformaient cette
poussière en la solidifiant au point d’en faire une sorte de béton et le mineur
ne respirait plus qu'avec la partie des
poumons qui n'était pas encore atteinte.
Le taux d'atteinte était mesuré en pourcentage, lequel s’aggravait au fur et à
mesure que le mineur vieillissait, quand bien même il n’était plus en contact
avec cette poussière. Mon père devait avoir un taux proche de 60/70 % en fin de
vie (ce qui veut dire qu'il respirait avec les 30/40 % non atteints), mais le service médical des
mines ne lui avait reconnu qu’un taux de 40 %, ce qui permettait de verser une
pension moins importante. Certains mineurs étaient reconnus à 100 %, ils
étaient alors incapables du moindre effort, comme monter quelques marches
d'escalier par exemple, et respiraient la plupart du temps à l'aide d'une
bouteille d'oxygène. Lorsqu' après le décès de son mari une veuve de silicosé
contestait le taux reconnu par le service médical des houillères dans l'espoir
de percevoir une meilleure pension, on pratiquait une autopsie et les poumons
étaient tellement durs qu'il fallait parfois – c’est du moins ce que j’ai
entendu dire à l’époque - les attaquer au burin pour faire les analyses.
Comme vous l'avez peut-être lu ou vu dans
"Germinal" les mineurs ont longtemps travaillé en famille : plusieurs
membres de la même famille s'activaient sur un chantier, chacun avec sa spécialité.
C'est comme ça que mon père Georges a travaillé comme galibot (= apprenti) aux
côtés de son père Elysée. Comme il
n'avait que 14 ans à son embauche et qu'il n'était pas un Hercule, Elysée le
soulageait des tâches les plus pénibles (et aux dires d'un de mes oncles cela
aurait accéléré l'aggravation de la silicose d'Elysée et sa mort prématurée).
Lorsqu'un mineur vieillissait, que sa silicose s'aggravait, et
que, sa force diminuant, il n'était plus rentable à l'abattage du charbon il
était "déclassé" et affecté à d'autres tâches moins bien rétribuées.
Mon père avait dans sa jeunesse pratiqué la gymnastique de compétition dans un
club (on disait alors "une société"), sans doute pour muscler le
gringalet qu'il était. Il y parvint et à quarante ans il nous épatait encore de
temps en temps en descendant de l'étage de notre maison en équilibre sur les
mains. Lorsqu'il a arrêté la gymnastique ses "abdos" se sont relâchés
et il a eu une descente d'estomac qui l'obligeait à porter en permanence une
ceinture gonflable. De ce fait il ne pouvait plus être à l'abattage du charbon car
pour cela il fallait parfois ramper pour travailler dans une veine* dont la
hauteur était telle qu’une bouteille de vin d'Alsace n'y aurait pas tenu
debout. Un jour une de ces veines* s'est effondrée sur lui et seuls ses pieds
dépassaient, c'est un collègue polonais qui l'a sauvé en le dégageant. Lorsqu'il
fut " réformé " pour l'abattage mon père devint "méneu
d'quévaux"(ce qui en chti veut dire "conducteur de chevaux").
Les chevaux étaient de pauvres bêtes qui une fois descendues
au fond ne revoyaient plus la lumière du jour. Mais certains mineurs les
soignaient bien : un jour où mon père remplaçait un collègue, il ne parvint pas
à faire sortir le cheval de son box à l'écurie (qui elle aussi était "au
fond" bien sûr). Le lendemain il alla demander des explications au
conducteur attitré de ce cheval. Celui-ci lui expliqua qu'il avait l'habitude
de donner deux tartines au pâté à son animal avant de commencer le boulot. Mon
père n'oublia pas la leçon lors du remplacement suivant et le cheval, après avoir reçu sa petite gâterie,
le suivit docilement. Il aimait nous parler des chevaux qu'il avait découverts
durant son service militaire comme ordonnance d'un officier qui pratiquait
l'équitation. Il nous disait avoir eu pendant
longtemps un cheval qui comptait les "barous" (c'est le mot chti que
les mineurs utilisaient pour désigner les wagonnets dans lesquels on transportait
le charbon, peut-être une déformation du mot "berline"). Si on lui en
mettait un ou deux de trop ce cheval n'essayait même pas de tirer le "train" (c'est comme ça qu'on désignait cet
attelage). Personnellement j'ai toujours pensé que le cheval refusait de tirer
lorsqu'après un essai il trouvait que c'était plus dur que d'habitude. Mais mon
père tenait tellement à sa version qu'il
assurait que le cheval regardait vers l'arrière au fur et à mesure qu'on
accrochait les "barous" et que quand c'était trop il faisait non de
la tête au signal « hue ».
Ensuite on a utilisé de plus en plus des petites locos pour
tirer ces trains, au début il y a même eu des accidents entre chevaux et locos.
Un jour une loco est arrivée de face sur le cheval de mon père par une erreur
d'aiguillage, le cheval affolé et ébloui par les phares s'est cabré, il fut
éventré et arracha son harnais pour partir mourir à l'écurie avec ses boyaux
qui traînaient par terre.
Quand le dernier cheval fut remonté mon père changea encore
de fonction et devint "raccomodeu" : c'est le terme des mineurs chtis
pour désigner celui qui entretenait les chemins de fer du fond.
En ce temps là les mineurs étaient payés à la quinzaine et en
espèces bien sûr : il m'est arrivé plusieurs fois, par exemple lorsque mon père était blessé, d'aller à pied ou
à vélo chercher son salaire au guichet de la mine. Ni moi ni les autres mineurs
qui rentraient eux aussi avec leur paye dans la poche n'avons un jour été "braqués" sur le trajet.
C'était une autre époque, un autre monde.
Et c’est dans cette époque qu’il m’est arrivé quelquefois de
manger du "pain d’alouette" : quand mon père n’avait pas fini son
"briquet" (= casse-croûte ), il avait bon
appétit et cela ne lui arrivait pas souvent, je finissais ce pain (car j’avais
hérité de son appétit) qui avait pour nous une saveur particulière, peut-être
parce qu’il s’était imprégné de l’odeur du fond. Lorsque les mineurs vivaient
encore dans le dénuement il fallait malgré tout que le briquet du père fût
suffisamment calorique pour lui permettre d’assumer sa tâche. Les enfants
étaient donc moins bien nourris que leur père, et lorsqu’après son travail au
fond il lui restait quelques morceaux c’était comme une friandise pour eux.
Nous n’avons pas connu cette misère heureusement, et lorsque mon père avait des
restes c’est sans doute que ma mère lui en avait mis plus qu’à l’habitude ou qu’il
avait eu moins faim ce jour là … ce qui m’
a permis de temps en temps de prolonger sans le savoir une tradition dont je
n’ai appris l’origine que bien plus tard.
Pour terminer : si vous aviez pu voir un jour un mineur de
fond torse nu vous auriez sans doute été intrigués par de nombreuses taches
bleuâtres sur sa peau. Au fond de la mine il faisait chaud, même en hiver et
beaucoup de mineurs travaillaient torse nu : ils se blessaient souvent car il y avait des objets métalliques ou autres,
des pierres ou des morceaux de charbon qui vous écorchaient plus ou moins
superficiellement, bien sûr on ne désinfectait pas, et la plaie se refermait peu
à peu, enfermant sous la nouvelle peau des traces de charbon. Pour les mineurs
cela n'avait rien de honteux, bien au contraire c'était en quelque sorte une
façon d'afficher leur force, leur virilité (et un métier dont ils étaient
fiers), un peu comme le font maintenant de nombreux footballeurs ou certains chanteurs à la mode… en recourant aux
services d'un tatoueur. Jules Grare, un
poète régional, dépeint mieux que je ne pourrais le faire cet aspect méconnu du
mineur dans la dernière strophe du poème
ci-dessous dont je vous donne la traduction
El viux
mineur (fin du poème)
I est
couvert ed coutures, pire qu’un viux grenadier,
I a tellemint d’blessures qu’in n’sérot pon les
compter.
Si cha s’rot parmi l’mitrale qui s’arot si bin
battu
I y arotent donné s’médale.
Mais i s’a battu dins l’nuit, dins l’nuit.
Va, console te, brav’ Batisse, tes rubans, t’les
as su t’pieau !
Et’ carcasse ch’est un vrai drapiau.
Jules Grare
traduction
Il est couvert de coutures
pire qu'un vieux grenadier,
Il a tellement de blessures
qu'on ne pourrait les compter.
Si c'était dans la mitraille
qu'il se serait si bien battu
Ils lui auraient donné sa
médaille.
Mais il s'est battu dans la
nuit, dans la nuit.
Allez, console toi, brave Baptiste, tes rubans tu les as sur ta peau,
Ta carcasse c'est un vrai
drapeau.
Mon père n'était pas une tête brûlée, loin s'en faut, il
souffrait du mal des transports et m'a avoué un jour que chaque fois qu'il
prenait place dans la "cage" pour descendre au fond (- 560 m en
quelques secondes) il savait que son estomac allait souffrir et était terrorisé
à l'avance. Pourtant il est descendu tous les jours pendant 36 ans pour nourrir
sa famille et tout faire pour que ses fils ne descendent jamais dans ce trou.
Je me souviens que l’aveu de cette peur l'avait alors un peu déconsidéré
à mes yeux, je pense maintenant que c'était ça le vrai courage, faire cela tout une vie malgré la peur.
*Ne pas confondre la
"veine", lieu où on abattait le charbon et dont l'épaisseur était
très variable, avec la "galerie" qui était une voie de circulation
entre les différents chantiers et "l'accrochage", lieu où on chargeait les wagonnets dans la
"cage" pour les remonter à la surface. Cette cage servait aussi à
d'autres heures à descendre ou remonter les mineurs.